Récit de M. Marcel WIEDERKEHR.
L'évacuation telle qu'elle a été vécue par un habitant d'Attenschwiller,
M. Marcel Wiederkehr
Lorsqu'en 1933, Hitler s'est emparé du pouvoir en Allemagne, je n'avais pas encore atteint mes onze ans. J'étais donc encore trop jeune pour être attentif à des événements de cette importance. Mais les années passent vite et, deux ou trois ans plus tard d'autres faits importants se déroulaient et marquaient mon esprit pour la vie.
Attenschwiller au début des années 1930
Un petit village comme Attenschwiller, situé 10 km du Rhin, la frontière avec l'Allemagne à l'écart des routes, n'avait pas l'habitude de bruits de moteurs et de dérangement nocturne. Et cependant j'ai le souvenir d'une nuit exceptionnelle du printemps de 1936. Un bourdonnement de moteurs troubla le calme habituel. Il provenait de grands camions militaires qui traînaient chacun un canon de l'artillerie lourde. De toutes parts les habitants débouchaient de leurs maisons, inquiets. Nous, les jeunes d'après guerre, nous admirions ces engins, ce matériel de la première guerre mondiale. Les servants étaient des soldats de l'armée d'active. Des unités de l'infanterie arrivèrent aussi par camion et préparaient le cantonnement mis à disposition par les habitants. Jeunes et vieux se posaient la même question pourquoi tant de soldats ? Des rumeurs circulaient. "Les Allemands ont réoccupé la Rhénanie - c'est pour protéger les frontières..."
Les anciens qui avaient vécu la guerre et qui avaient suivi les événements qui se déroulaient en Allemagne depuis les dernières années, étaient pessimistes.
Les canons furent mis en batterie loin des maisons à l'abri des talus, en bordure des forêts, pointés vers l'Allemagne. Les artilleurs cantonnaient en pleine nature dans des abris érigés en vitesse. L'infanterie restait au village. Les jours suivants c'étaient des manœuvres en pleine campagne, on tirait à blanc. Avec mes camarades nous assistions, émerveillés, â ces petites guerres où le soldat faisait semblant d'être mort. Nous ne pensions pas un seul instant que, quelques années après, nous serions nous aussi des soldats, que nous tirerions de vraies balles et que la guerre tuerait pour de vrai. Mais nous voici encore en 1936. Le coup de main de Hitler sur la Rhénanie fut pardonné, mais les Alliés restèrent méfiants. L'Allemagne se réarmait. La Ligne Maginot fut prolongée jusqu'à la frontière suisse. La construction des fortifications s'accélérait. Le chômage diminuait, la vie retrouvait son cours normal. De temps à autre des nouvelles alarmantes tombaient: "Les Allemands travaillent à leurs fortifications de la ligne Siegfried" - "Les troupes allemandes manifestent sur les rives du Rhin"... ce qui me rappelle un autre événement marquant.
Une nouvelle sensationnelle fit le tour de la ville : "Les troupes allemandes passent le Rhin à Huningue!". L’affolement était général. Nous quittions l'école. Avec quelques copains nous "courions" à Huningue, ville cantonale au bord du Rhin. Quand nous arrivions tout était terminé. En début d'après-midi un bataillon d'infanterie allemand, bien équipé, avec armement, arrivait au pas cadencé sur l'autre rive. Il emprunta le pont sur le Rhin et se dirigeait droit sur Huningue. Mais arrivé au milieu du fleuve le bataillon fit halte et resta durant une heure, armes au pied, sans bouger, après quoi il fit demi tour et disparaissait. Cette démonstration de force venait appuyer les discours menaçants et frénétiques de Hitler diffusés par la radio allemande. Les Alsaciens, bilingues, ne comprenaient que trop bien les revendications du chef nazi. Hitler réclamait l'annexion de l'Autriche et elle lui sera accordée en mars 1938. En septembre surgit la crise des Sudètes qui provoqua une mobilisation partielle en France et en Angleterre. A Munich, les Alliés cédaient encore et la paix semblait sauvée. Les troupes françaises venues sur les bords du Rhin retournaient dans leur casernes, les réservistes mobilisés rentraient chez eux. Mais Hitler ne s'arrêta pas là. Voilà qu'il réclamait un "couloir" pour Dantzig. Après l'Autriche, après la Tchécoslovaquie, c'était la Pologne!
Les rumeurs de guerre se concrétisaient. La Pologne fut attaquée le 1er septembre1939. La mobilisation générale était décrétée en France. Elle entraînait l'évacuation des villages "de la Ligne Maginot". Le 2 septembre la France et l'Angleterre déclaraient la guerre à l'Allemagne.
L'évacuation
L'évacuation des population devait se faire dans les 24 heures qui suivaient la mobilisation générale. Nous ramassions le nécessaire dans nos valises et partions, avec ordre de nous diriger vers les gares de "rassemblement" d'où des trains de marchandises nous emmenaient vers un département "de l'intérieur" à destination encore inconnue.
Ma famille possédait une automobile et nous devions partir "par nos propres moyens". La voiture avait été chargée rapidement. Aucun coin ne restait vide. Deux matelas avaient été fixés sur le toit. Nous embarquions à la tombée de la nuit, mes deux sœurs et moi à l'arrière, père et mère à l'avant. Nous, les enfants, nous étions trop jeunes pour réaliser dans quelle aventure allaient nous plonger les faits de la guerre. Mais pour nos parents – et grands-parents – qui avaient déjà connu "l'autre guerre" que ressentaient-ils ? Jamais je n'oublierai les larmes que versait ma mère pendant que mon père conduisait la voiture sur une route encombrée de voitures militaires "montant" vers le Rhin et de réfugiés fuyant vers l'arrière en voitures attelées, à vélo ou à pied.
A Ronchamp, après Belfort, nous nous rangions dans une cour. Nous passions la nuit dans la voiture. Le lendemain nous repartions en direction de Besançon. Peu à peu se formait un petit convoi de voitures immatriculées PB6 (c'était l'immatriculation pour le Haut-Rhin). La Gendarmerie nous dirigeait de Préfecture en Préfecture. Nous traversions la Côte d'Or, l'Allier, le Limousin, la Dordogne, le Lot et Garonne et c'est à la Préfecture d'Agen qu'on nous indiquait comme dernière étape Mont-de-Marsan, dans les Landes.
Dans les Préfectures on nous orientait vers des villages d'hébergement pour un ou deux jours. On nous délivrait des bons d'achat pour la nourriture et l'essence, des bons d'hébergement. Cela provoquait des rassemblements de sorte que des convois entiers se rendaient dans tel ou tel département. A Mont-de-Marsan nous arrivions avec une centaine d'autres voiture PB6. On nous communiquait le nom des villages d'accueil landais. A Saint-Justin nous rencontrions les premiers Alsaciens évacués arrivés par le train. Ils étaient "nos voisins" de Michelbach-le-Haut. Mais "ceux d'Attenschwiller" se trouvaient à Gabarret et Herré. Nous faisions un dernier demi-tour pour arriver, 20 minutes après, à Gabarret. C'était la fin du mois de septembre 1939.
La route de Sos à Gabarret en 1939
Une année landaise
A leur arrivée les réfugiés furent hébergés dans différentes salles, garages ou autres grands bâtiments, avec cuisine collective préparée par les populations landaises. Par la suite les familles furent réparties dans des logements plus ou moins vacants, plus ou moins confortables, mais avec possibilité de faire les repas en famille.
Je tiens ici à souligner que les Landais étaient très accueillants et d'une grande générosité et ce malgré la barrière de la langue. Faut-il rappeler que nos parents et grands-parents contraints de fréquenter l'école allemande de l'Alsace annexée de 1870 à 1918, ne parlaient pas le français ? Nous, les plus jeunes, qui avions retrouvé l'école française en 1918, nous faisions les interprètes tant bien que mal.
Il ne nous fallut pas longtemps pour apprécier la douceur du pays landais que nous ignorions bien évidemment, auparavant. Nous découvrions la magnifique forêt de pins, un environnement paisible, une cuisine délicieuse. La mer n'était qu'à 150km, les Pyrénées, à 80km... mais tout ceci, hélas, à 1000 km des Vosges et de notre Sundgau !
Une grande consolation pour nos mamans et grands-mamans était la proximité du célèbre lieu de pèlerinage de Lourdes. Elles feront, (presque) toutes, l'impossible pour y aller au cours de leur année landaise.
L'avenue de la Gare à Gabarret
L'hiver 39-40 fut rude et, ce qui ne s'était pas vu depuis de longues décennies, dans les Landes, la neige fut au rendez-vous en janvier. On plaisantait, on disait "c'est un cadeau pour les Alsaciens". La mobilisation avait privé la région d'une grande partie de sa main d’œuvre. Les Alsaciens qui ne rechignent pas devant l'ouvrage, se mettaient au travail. Pour ma part, je partis faire les vendanges dans les vignobles du Gers, du côté d'Eauze. Au retour je trouvais du travail dans une scierie de Herré, puis, une chance me sourit, grâce à M. Caunèze Chef du Secteur Electricité de Gabarret, je fus promu "encaisseur pour l'électricité" et je fis ce métier jusqu'en septembre 1940. Cela me permit de découvrir tout le canton de Gabarret.
Entre temps survinrent la débâcle de juin, la capitulation de la France, la coupure du pays en zone occupée et zone libre, - nous étions en zone libre à quelques km de la ligne de démarcation. Le retour des Alsaciens s'organisait. J'annonçai à mon patron mon prochain départ avec mes parents. J'ai souvent regretté par la suite d'avoir été inattentif à son conseil qui était de rester encore chez lui, à Gabarret, et d'y attendre la fin de la guerre avec mes parents. Les Alsaciens, hésitants, rentraient chez eux en septembre 1940. Pouvaient-ils abandonner leurs villages à l'ennemi ?
Triste retour... et nouveau départ
Au retour, la propagande nazie était à l’œuvre. Elle annonçait l'annexion de l'Alsace au Grand Reich, pour mille ans ! La germanisation commença. Oh ! c'était encore "le loup dans la fourrure de l'agneau". Mais déjà, on expulsait on déportait. En juin 1941 la Russie était attaquée par les Allemands. Les Alsaciens seront mobilisés contre leur gré. On annonçait la mobilisation de la classe 1922 pour le mois d'octobre au plus tard. Avec l'accord de mes parents je décidais de m'évader par la Suisse, et de rentrer en zone libre par Annemasse. Je partais le 21 septembre1941 et. mi-octobre, me revoilà dans les Landes chez mon ancien patron M. Gaunèze. Il ne put plus m'embaucher et je trouvais un emploi à la menuiserie LABAT FRERES. Fin mai 1942 je quittais Gabarret pour m'engager dans l'armée d'armistice pour une durée de 5 ans. Je fus affecté à la musique du 159e R. I. A. à Grenoble. Je retrouvais là, à la musique, mon camarade de classe André, évadé comme moi. En septembre 42 les Américains débarquaient en Afrique du Nord et les Allemands occupaient la zone libre. Les Alsaciens Lorrains étaient pourchassés par les Allemands mais, par chance la région de Grenoble fut occupée par les troupes italiennes.
On nous démobilisait et j'eus de faux papiers. A partir de ce jour je m'appelais Marcel DUBOIS, natif de Cazères-sur-Adour. Nous prenions tous les deux le train pour revenir dans les Landes en passant les contrôles sans dommage. Je trouvais un hébergement chez mon oncle resté dans les Landes en 1940. Je travaillais à la scierie MERGES à Cazères. André retournait à Gabarret où il échappait de peu à une rafle, à Gabarret même. Il s'était caché dans la forêt landaise puis s'était engagé Il avait combattu à la Pointe de Graves, finissait son périple en Allemagne et nous nous retrouvions au pays natal fin 1945.
Mais les événements évoluaient dans le sens favorable. Les alliés progressaient en Afrique du Nord, les Allemands perdaient Stalingrad et les Russes reprenaient l'offensive, les Alliés débarquaient en Italie, la Résistance en France "bougeait". Je fus sollicité fin 1943 et j'entrais au Corps Franc POMMIES, dans la Brigade MILLER à la Compagnie DANGOUMEAU. L'armement était encore médiocre. je possédais un "barillet 8 mm "offert par une Landaise de Cazères, qui l'avait reçu d'un lieutenant de 1940 et le gardait caché à l'insu de sa famille.
C'est grâce à un parachutage d'armes entre Aire et Auch que notre groupe avait l'honneur de réceptionner, que l'armement de notre Compagnie a été sensiblement amélioré. Seize containers avaient été largués ce soir-là. Les Allemands furent bousculés un peu partout et les représailles ne tardaient pas. Fin août la plus grande partie du Sud-Ouest était libérée mais la lutte continuait. Le Corps Franc fut durement engagé à Autun et les hommes y firent preuve de beaucoup de courage. La jonction des troupes d'Afrique débarquées en Provence se fit à Autun, et le Corps Franc POMMIES devint le 49e R.I. A. de la Première Armée Française. Il montait en ligne dans les Vosges en octobre. Le 22 novembre 1944 j'apprenais par un camarade que les troupes françaises se trouvaient au bord du Rhin et que mon village d'Attenschwiller devait être libéré. Hélas, mes parents et mes deux sœurs ne pouvaient jouir de cette libération. Ils avaient été déportés en Allemagne à la suite de mon évasion en guise de représailles.
Une permission obtenue fin mars 1945 me permit de retrouver mon village, mais non ma famille toujours retenue dans le Wurtemberg. Je rejoignais mon unité et le 1er avril 1945 nous traversions le Rhin. Notre objectif était la ville de Stuttgart. Elle fut occupée fin avril.
Nous fêtions le 8 mai 1945 à Stuttgart, heureux d'avoir survécu à la tourmente, mais, pour ma part, toujours inquiet quant au sort de mes parents.
La musique du Régiment fut reconstituée et j'y fus affecté. Le 18 juin 1945 elle eut l'honneur de participer au défilé de la victoire à Paris puis le régiment fut placé en occupation à Berlin. Nous encadrions les manifestations organisées par les quatre armées alliées réunies à Berlin.
Ce n'est que pour Noël 1945 que je pus rentrer et retrouver ma famille, intacte, après 51 mois de séparation.
C'était le bonheur après tant d'années de chagrin, de soucis et d'incertitude. Nous goûtions pleinement la liberté retrouvée.
Et cependant ces moments de bonheur furent assombris par les deuils qui avaient frappé notre petite commune d'Attenschwiller. Seize incorporés de force moururent en effet, au front de l'Est pour une cause qui n'était pas la leur.
Leur mort, tous les sacrifices et tous les efforts consentis n'ont pas été vains. La paix est revenue et dure encore.